"On
constate une dégradation progressive de l'accès aux soins"
Contributeur
Claire Stephan (Arte,
Génération solidarité) |
31/12/2012
Entretien
avec Jean-François Corty, directeur des missions France de Médecins du monde, sur la question de l'accès aux soins pour tous.
Jean-François Corty est directeur des missions
France de
Médecins du monde,
ex-bénévole et chef de missions sur le terrain et également chargé d’enseignement à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse.
Quelles sont les
conséquences, selon vous, de la crise sur l’accès aux soins en France?
Médecins de Monde, en France depuis
de nombreuses années avec près d’une centaine de projets auprès des populations les plus précaires, constate une dégradation progressive ces dernières années de l’accès aux soins et de la santé
des populations les plus précaires avec, de fait, une accentuation des inégalités de santé.
Pour quelles
raisons?
Le constat, c’est que l'on voit une
augmentation des consultations chez Médecins du Monde et une augmentation d’un indicateur fondamental qui est le retard de recours aux soins. Près de 38% des personnes précaires, qu’elles soient
en situation irrégulière ou françaises, retardent leurs soins et vont attendre parfois jusqu’au dernier moment avant de consulter. Cela rejoint des enquêtes faites par d’autres acteurs qui
montrent que 30% des populations précaires françaises retardent leurs soins pour des raisons financières, que ce soient des soins dentaires, ophtalmologiques mais aussi, de plus en plus, des
soins courants.
Vous avez aussi constaté que
les femmes enceintes sont de moins en moins nombreuses à se présenter aux consultations…
Sur le plan médical, on a dans nos
consultations près de 45% de femmes enceintes qui retardent leur suivi de grossesse classique et près de 40% des patients que l'on voit nécessitent un suivi de plus de six mois. Il ne s’agit pas
de "bobologie". Ce sont des vraies maladies. 12% de nos patients sont des mineurs, donc des enfants qui, alors qu’ils devraient avoir un accès inconditionnel aux soins, présentent des
difficultés d’accès aux soins. Alors pourquoi ce constat? Bien évidemment, la crise économique vient impacter la précarité et la pauvreté. Mais il y a trois éléments de réponse pour expliquer ce
retard de recours aux soins des populations les plus précaires.
D’abord, des dispositifs sont encore
difficilement accessibles. Lorsque l’on est un sans-papier, on peut bénéficier de l’aide médicale d’Etat. Il faut justifier de trois mois de présence sur le territoire, d’un lieu de
domiciliation, et cela n’est pas évident lorsque vous n’avez pas de lieu de vie. Il faut par ailleurs maîtriser la langue pour remplir un dossier souvent compliqué avec des délais d’ouverture
qui, parfois, prennent plus de trois à six mois. C’est une première contrainte.
Quatre millions de travailleurs
pauvres français n’ont pas de couverture mutuelle. Ils ont ce que l’on appelle un "reste à charge", qui est de plus en plus important parce que notre système de santé est de moins en moins
solidaire. Il y a de plus en plus de franchises, de moins en moins de remboursements, notamment de médicaments, et donc ces personnes ont des difficultés financières à pouvoir accéder aux
soins.
Deuxième élément de réponse, nous
avons un dispositif de droit commun, notamment pour l’accès aux soins, qui sont les
permanences de santé, des
dispositifs en milieu hospitalier qui devraient pouvoir accueillir les personnes précaires. Mais ces dispositifs sont en nombre insuffisant au regard de la loi. Il devrait y en avoir 500 et on en
observe que 400. Et sur les 400 existantes, il n’y en a que très peu qui sont réellement fonctionnelles.
Enfin, dans les contraintes à l’accès
aux soins, le phénomène de dépassement d’honoraires est une réalité de la part de certains médecins, notamment en secteur 2. Parfois, il faut faire aussi face au refus de soins de certains
médecins qui ne veulent pas avoir des patients dépendant de
l’aide médicale d’Etat ou
de la
Couverture maladie universelle (CMU) dans leurs consultations.
Enfin, le troisième niveau
d’explication du retard de recours aux soins dans un contexte de crise majeure, c’est bien l’observation d’une tension entre des enjeux de santé publique et de politique sécuritaire. Pour les
usagers de drogues par voie intraveineuse par exemple, on voit bien que ces personnes sont affectées par l’épidémie d’hépatite C.
Dans 60% des cas, il faudrait des
dispositifs innovants comme les
salles de consommation à moindre risque. Cela prend du temps, même
si la ministre y est favorable. Le délit de racolage passif pour les
personnes qui se prostituent va aggraver leurs conditions d’accès aux
soins et leurs conditions d’accès aux droits.
Désormais, voyez-vous arriver
d’autres catégories de personnes? Des couches sociales qui n’étaient pas concernées par la crise il y a quelques années?
Dans nos populations, on a en grande
majorité des migrants – dans près de 90% des cas, et près de 10% de population française précaire. On voit revenir de plus en plus ces derniers temps, ces nouveaux pauvres, ces travailleurs
pauvres français, qui pour des raisons d’effet de seuil, notamment, n’ont pas la capacité de pouvoir obtenir la
couverture médicale universelle complémentaire parce qu’ils gagnent trop, mais ne gagnent pas
assez pour pouvoir se payer des mutuelles.
On voudrait donc étendre notre
connaissance des difficultés à accéder aux soins de ces personnes. C’est pour cela que nous allons démarrer des projets innovants en zone rurale l’année prochaine, en Auvergne et en Alsace, et
nous allons aussi travailler sur les
zones urbaines sensibles pour justement, essayer d’étoffer nos
connaissances sur ces populations-là et mieux comprendre leurs difficultés d’accès aux soins pour mieux être dans le débat et être force de proposition pour améliorer leur accès aux droits et aux
soins.
Pour améliorer l’accès aux soins des
populations les plus précaires, il faut simplifier les dispositifs. Nous pensons, comme d’autres, qu’il faut fusionner le dispositif d’aide médicale d’Etat et la CMU pour permettre une
facilitation d’ouverture des droits pour ces populations, qu’il faut relever le seuil d’attribution de la CMU C [mesure
figurant dans le plan de lutte contre la pauvreté annoncé par le Premier ministre, ndlr] et
rendre aussi des dispositifs d’accès aux soins, comme les permanences d’accès aux soins de santé, plus efficients, qu’ils soient en nombre plus conséquents et plus opérationnels.
Quels pays, selon vous,
proposent des solutions alternatives qui pourraient servir de modèle à la France?
C’est une question compliquée! Pour
l’instant, la tendance à l’échelle européenne, c’est un petit peu une stigmatisation, une criminalisation des précaires et notamment des migrants avec une remise en question de certains
dispositifs de soins. On l’a vu en Espagne. L’accès aux soins des populations sans-papiers a été fortement remis en question après les dernières modifications, ce qui va contraindre l’accès aux
soins des plus précaires.
Pour certaines populations
(les
populations roms migrantes notamment de Bulgarie et de
Roumanie), même s’il y a des recommandations à l’échelle européenne, il y a une grande stigmatisation et beaucoup de violence qui s’applique pour elles. Il faut donc respecter les
recommandations, tant du Conseil de l’Europe que de l’Union européenne, pour leur faciliter l’accès aux droits et aux soins et supprimer les mesures transitoires en termes d’accès au travail qui
les impactent au moins jusqu’en 2014.
Comment voyez-vous la
situation évoluer en 2013?
C’est en temps de crise que les
mesures qui prennent en compte la solidarité dans les politiques publiques doivent être appliquées, parce que la solidarité, qui est un mode de penser l’altérité, va permettre d’améliorer l’accès
aux soins et aux droits des plus précaires et contribuer à la diminution des inégalités sociales de santé. Ce n’est pas qu’un point de vue idéologique, qui consisterait à dire que la solidarité
doit faire partie de nos politiques publiques parce que l'on estime que c’est bien. C’est aussi une question de santé publique, car c’est en favorisant l’égalité à l’accès aux soins que l’on
contribuera à un meilleur état de santé global des populations.
Dans ces conditions, en tout cas pour
ce qui relève de la France, dans le cadre du plan quinquennal qui devrait sortir début de l’année prochaine sur la lutte contre les exclusions et la pauvreté, nous disons qu’il est nécessaire de
faciliter l’accès aux soins des plus précaires, de mettre les moyens, notamment budgétaires, et une volonté politique, pour que l'on mette en place des dispositifs où la solidarité est un des
piliers fondamental parce qu’il faut protéger les plus pauvres.
Encore une fois, c’est en temps de
crise que cette approche est légitime et qu’il faut avoir des décisions politiques ambitieuses et concrètes. Nous avons des propositions concrètes que l'on a abordées ensemble pour améliorer
l’accès aux soins des plus précaires.